Extraits du chapitre I : Le tableau et sa genèse

Un jour, probablement de l'année 1804, Pierre-Paul Prud’hon – à en croire la légende[i] – est invité à dîner chez le préfet du département de la Seine Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot. Au cours du repas, Frochot cite un vers d’Horace : « Raro antecedentem scelestum deseruit pede poena claudo[ii]». Ce passage des Odes doit constituer le sujet d’une peinture pour la salle d’audience de la Cour criminelle (Cour d’assises) au Palais de Justice de Paris. Prud’hon demande aussitôt à se retirer dans le cabinet du préfet et brosse en l’espace d’un quart d’heure une première esquisse : « L’image de son sujet avait déjà traversé son cerveau. Avec les yeux de sa pensée, il avait vu le crime poursuivi, 'antecedentem scelestum’, et la justice fendant les airs[iii]. »

[…]

L’histoire du tableau (ill. 3) est rapide à retracer[iv]: le 9 juin 1806, Prud’hon annonce à Frochot qu’il a peint la toile et qu’il compte l’exposer l’année-même au Salon. Pourtant, l’œuvre n’est montrée qu’en 1808. Le titre mentionné dans le catalogue du Salon – La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime – est toujours en usage aujourd’hui[v]. Lors d’une visite de l’exposition, Napoléon décore Prud’hon de la Légion d’honneur. À la fin du Salon, la peinture rejoint son lieu de destination au Palais de Justice. En 1810, le tableau est proposé par la classe des beaux-arts de l’Institut de France pour les « Prix décennaux » institués par Napoléon, mais non décernés, et reçoit une mention élogieuse[vi]. En 1814, pendant la Première Restauration, il est transféré au Louvre et exposé au Salon la même année. Il revient ensuite à son emplacement initial pour en être définitivement retiré en 1815. Comme l’attestent une lettre de Prud’hon du 17 novembre 1815 au successeur de Frochot, le comte de Chabrol, et une lettre du premier président Séguier adressée au même destinataire, la place vacante doit être occupée par une Crucifixion. Prud’hon s’efforce d’obtenir la commande, tout en demandant l’autorisation de garder dans son atelier La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime dans l’attente d’une décision définitive concernant son nouvel emplacement. Cette dernière requête lui est accordée. Exposée à partir de 1818 au musée du Luxembourg, la peinture rejoint le Louvre au début des années vingt. En échange, la ville de Paris reçoit en 1826 quatre scènes de la Crucifixion pour le Palais de Justice[vii].

Dans l’ensemble, le tableau est accueilli favorablement. On regrette de ne pas y trouver la grâce corrégesque que l’on attend manifestement de Prud’hon. On déplore en outre, dans la représentation du criminel, l’absence de « noblesse » que requiert un tableau d’histoire. Quelques incorrections anatomiques sont également relevées. La teneur générale de la critique note toutefois que Prud’hon a franchi avec ce tableau le pas vers la grande Histoire[viii].

Dans son commentaire du Salon de 1808 – tout à fait dans la tradition de la théorie artistique albertienne – Victor Fabre transpose le tableau en récit : une nuit, un jeune homme traverse une contrée désertique et pierreuse, peut-être pour trouver sur les lèvres de sa bien-aimée la récompense du long chemin parcouru. Le criminel l’attend derrière les rochers, le tue ou l’agresse si violemment qu’il tombe baigné dans son sang. « Déjà le scélérat s’est emparé de cet or dont la soif l’a poussé au meurtre : sa main gauche serre avidement la bourse de sa victime ; dans sa droite brille le poignard. Il fuit. Une crainte vague, compagne inséparable du crime, le poursuit, malgré lui, l’agite : mais il semble se dire : ‘Je suis seul, personne n’a pu me voir’. Misérable ! ne vois-tu pas toi-même cette Vengeance divine qui plane sur la tête coupable ? D’une main, elle avance sur toi ce flambeau dont les clartés inexorables pénètrent jusqu’au fond des cœurs ; de l’autre, elle s’apprête à saisir ta hideuse chevelure : et son regard indigné donne le signal à la Justice dont le glaive se lève et va frapper. Encore quelques instans, et l’innocence est vengée[ix]. »

 

[i]               Charles Blanc, « P.-P. Prud’hon », Le cabinet de l’amateur et de l’antiquaire. Revue des tableaux et des estampes anciennes, des objets d’art, d’antiquité et de curiosité, t. 3, 1844, p. 463 et suiv. D’abord publié sous le titre « Études sur les peintres français. P.-P. Prud’hon », Le National, 10 septembre 1842.

[ii]              Horace, Odes, III, 2, V. 32 (« Mais rarement le Châtiment/Quoique en boitant, a manqué le coupable »).

[iii]             Blanc, 1844 (note 1), p. 463 et suiv.

[iv]             Résumé dans ibid., p. 48-52.

[v]              Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure, des artistes vivans, exposés au Musée Napoléon le 14 octobre 1808, second anniversaire de la bataille d’Jéna, Paris, 1808, p. 74, cat. 484. Dimensions du tableau : 2,43 x 2,92 m.

[vi]             Les « Prix décennaux » devaient récompenser les réalisations les plus remarquables, dans les sciences et les arts, de la première décennie de gouvernement de Napoléon. La classe des beaux-arts de l’Institut de France proposa comme lauréat pour le meilleur tableau d’histoire Anne-Louis Girodet pour sa Scène de déluge, mais Napoléon préférait Le rapt des Sabines de Jacques-Louis David. Outre l’oeuvre de Prud’hon, plusieurs œuvres firent l’objet d’une mention élogieuse : Le rapt des Sabines de David, Phèdre de Pierre-Narcisse Guérin, Télémaque de Charles Meynier et Les trois âges de François Gérard. Voir Rapports et discussions de toutes les classes de l’Institut de France, sur les ouvrages admis au concours pour les prix décennaux, Paris, 1810, en particulier : « Rapports du jury chargé de proposer les ouvrages susceptibles d’obtenir les prix décennaux, avec les rapports faits par la classe des beaux-arts de l’Institut de France », p. 1-64. La liste, sous cette forme, ne fut pas reprise par le gouvernement et les prix, finalement, ne furent pas attribués, voir à ce sujet François Benoit, L’art français sous la Révolution et l’Empire. Les doctrines, les idées, les genres, Paris, 1897 (réimpression Genève, 1975), p. 195 et suiv. et p. 198 et suiv., et M. F. Boyer, « Napoléon et l’attribution des grands prix décennaux (1810-1811) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1847-1848, p. 67-72.

[vii]            Les auteurs de ces quatre compositions étaient Auguste Vinchon, Jean-Charles Tardieu, Alexandre-Victor de Lassus et Pierre-Justin Ouvrié.

[viii]           En 1855, l’élève et biographe de Jacques-Louis David, Étienne-Jean Delécluze, remarquait ainsi rétrospectivement, non sans ironie : « La sévérité de style et la gravité des sujets étaient devenues des conditions si impérieuses depuis que les doctrines de l’école de David avaient été généralement adoptées, que le pauvre Prudhon, qui n’avait fait et n’aimait réellement à faire que des sujets gracieux et érotiques, se vit forcé de concevoir et d’exécuter le tableau de ‘la Vengeance et la Justice’ pour obtenir la faveur d’être placé au nombre de ce qu’on appelle ‘les peintres d’histoire’. » Étienne-Jean Delécluze, Louis David. Son école et son temps. Souvenirs, Paris, 1983, p. 304.

[ix]             Mercure de France, littéraire et politique, n° 381, 5 novembre 1808, p. 263 et suiv.