Entre juillet 1755 et décembre 1756, le Mercure de France publia une suite d'articles qui se prétendaient la recension d’un curieux ouvrage : les Mémoires d’une société de Gens de lettres, publiés en l’année 2355. Un auteur anonyme commentait, pour le Mercure, cette étude fictive transportée dans un lointain avenir, qui s’intéresse à la production artistique française de la fin du xviie et du xviiie siècle. La peinture et l’architecture de ce temps sont analysées avec le regard prétendument rétrospectif de l’année 2355 – une stratégie rhétorique autorisant un jugement critique des modes en vigueur dans l’art et la société. Même le genre du portrait est pris pour cible, l’étude ayant pour objectif de « découvrir les vêtemens et les usages des anciens Français[i] ». Dans la perspective d’un savant apparemment objectif du xxive siècle, le consciencieux M. Findfault, sont décrits les modes de représentation caractéristiques des « anciens Français », qui sont de facto les contemporains de l’auteur réel[ii]. Les conventions du portrait féminin étonnent tout particulièrement M. Findfault, lequel tire de ses observations des conclusions originales :
« Il paraît qu’elles prenaient plaisir à s’appuyer sur des pots de terre remplis d’eau, qu’elles renversaient apparemment pour arroser leurs jardins : ce qui donnerait lieu de croire qu’elles se plaisaient beaucoup à l’agriculture, et ce qui se confirme encore, parce que dans cet habillement elles sont toujours représentées en pleine campagne. On a lieu de croire qu’un de leurs principaux amusements était d’élever des oiseaux, même les plus difficiles à apprivoiser, tels que des aigles à qui elles donnaient du vin blanc dans des coupes d’or : on en voit qui nourrissaient des tourterelles […][iii]. »
Le phénomène, que l’auteur interprète à tort et non sans ironie comme une proximité avec la nature et un amour des animaux, correspond à une pratique de portrait usuelle qui connut son apogée en France au milieu du xviiie siècle. De nombreuses femmes de l’aristocratie de cour, mais aussi de la bourgeoisie montante et fortunée ainsi que de la noblesse de robe, se faisaient représenter dans des costumes de fantaisie, vaporeux et souvent affriolants, choisissant pour accessoires des objets qui n’avaient rien à voir avec l’horticulture. Au contraire, ils devaient être lus comme les attributs de divinités antiques précises avec lesquelles le modèle souhaitait se trouver associé. Ainsi, une femme nonchalamment appuyée sur une jarre appelait la comparaison avec les nymphes des sources de la mythologie grecque. Une dame parée de fleurs renvoyait à la déesse Flore. Une femme accompagnée d’un aigle et tenant dans les mains une coupe et une aiguière était une invocation à Hébé, fille de Zeus, qui personnifiait la jeunesse éternelle. Se faire portraiturer avec deux colombes blanches ou un petit Cupidon traduisait la volonté de s’approprier les qualités de la déesse de l’amour, Vénus, symbole de beauté et d’attrait. Ces portraits dits « historiés », dans lesquels l’effigie d’une personne vivante s’enrichissait d’éléments issus des mythes antiques comme dans un tableau d’histoire, n’étaient nullement une manifestation marginale de l’art du portrait français, mais un genre pictural marqué par les plus hautes sphères de la société nobiliaire, et adapté aux classes sociales montantes. Aux portraitistes les plus en vue étaient commandés des portraits historiés aux formes les plus diverses : ce genre figurait au répertoire de Hyacinthe Rigaud, Nicolas de Largillierre, François de Troy, Pierre Gobert, Jean-Marc Nattier et beaucoup d’autres peintres.
Pourquoi, par conséquent, l’auteur du Mercure de France réagit-il avec incompréhension face à un phénomène qui imprégna le visage de toute une époque et faisait partie intégrante de la vie culturelle ? Pourquoi se prétend-il incapable de décrypter les attributs mythologiques et de comprendre la comparaison recherchée avec des divinités antiques ? La véritable identité de l’auteur fournit des éclaircissements sur ses intentions et opinions : derrière le critique anonyme se cache Charles-Nicolas Cochin, nommé secrétaire historiographe de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1752[iv]. À l’instar de nombre de ses contemporains des milieux intellectuels et artistiques, Cochin était proche des idées des Lumières dont les maîtres mots étaient, entre autres, le naturel, l’intégrité morale et la sincérité. D’un portrait réussi, on attendait la restitution des traits et sentiments individuels du modèle, vêtu de façon habituelle. On espérait de cette manière non seulement la ressemblance la plus grande possible, mais aussi la garantie de la fonction commémorative essentielle du portrait, dont la mission était de transmettre aux générations suivantes une image authentique des us et coutumes de son propre temps[v]. Les portraits historiés, qui idéalisaient en général le modèle et le montraient en habits de fantaisie, sans aucune référence à son rang ou à son activité, contredisaient une telle conception. L’article de Cochin dans le Mercure de France, qu’il publiera à nouveau dans une anthologie en 1757, se rattache à cette attitude hostile au portrait historié, répandue depuis la fin des années 1740, qui comptait ce genre parmi les « mauvaises modes qui se sont introduites dans les Arts, et qui même commencent à tomber dans un décri général[vi] ». Les critiques, qui se multiplièrent à partir du milieu du siècle, visaient à la fois les caractéristiques formelles de ces portraits et leurs fonctions sociales et culturelles. Plus que tout autre type d’effigie, ils reflétaient des valeurs associées à l’identité aristocratique et à la structure absolutiste de la société de cour française. Depuis des siècles, le recours à la mythologie dans le portrait participait des stratégies représentatives traditionnelles des élites au pouvoir en Europe – selon Plutarque, Apelle s’en était déjà servi comme instrument de sublimation et de caractérisation d’Alexandre le Grand[vii]. Toutefois, c’est seulement dans la France de Louis XIV, puis de Louis XV, que ce genre évolua en un médium de distinction sociale amplement répandu. L’aspect capital était ici son rapport avec l’univers de la vie de cour, qui s’était consacrée, à la fin du xviie et dans la première moitié du xviiie siècle, à l’idéal comportemental de la galanterie[viii]. Comme dans d’autres formes d’expression artistique et culturelle, la comparaison mythologique dans le portrait contribuait au divertissement savant, tout en reflétant les conventions sociales et les revendications hiérarchiques.
Genre hybride oscillant entre portrait et histoire, réalité et fiction, le portrait historié était parfaitement approprié pour exprimer les normes et les pratiques de cour. Plus que les portraits d’apparat officiels, ces peintures recouraient à une rhétorique particulièrement suggestive qui permettait de masquer les frontières de rang et dotait parfois les modèles, par le truchement d’attributs mythologiques, d’une dignité supérieure à celle qu’ils possédaient vraiment. Il convient donc aussi d’interpréter ces images comme le corollaire d’une société en pleine différenciation qui s’adjugea d’abord les pratiques galantes de cour pour mieux s’assimiler à l’élite sociale[ix]. Le portrait historié devint surtout pour les femmes un moyen d’affirmation identitaire, dont le langage allégorique leur offrait la possibilité d’intégrer dans leur effigie des qualités à connotation spécifiquement féminine, comme la beauté, la jeunesse et l’amour galant.
Or ce sont précisément ces fonctions sociales et culturelles qui irritèrent les intellectuels éclairés. Des polémiques comme celles d’un Charles-Nicolas Cochin ciblaient délibérément les caractéristiques fondamentales de ces images, perçues comme l’écho de la culture de cour de l’Ancien Régime alors sous le feu des critiques. Elles suscitèrent surtout le mécontentement des théoriciens de l’art. En effet, ce genre situé entre portrait et peinture d’histoire ébranlait la hiérarchie postulée par André Félibien en 1668, qui certes n’exerça par moments qu’un effet limité sur la production artistique, mais acquit un regain d’importance au milieu du xviiie siècle[x]. Si les portraits historiés étaient déjà controversés au xviie siècle, on leur retira toute légitimité à la fin de l’Ancien Régime[xi]. Ils ne pouvaient satisfaire ni aux exigences académiques du tableau d’histoire ni à celles du portrait, raison pour laquelle, aux yeux de Cochin et d’autres auteurs, ils péchaient sur tous les plans. Le verdict de l’historiographe de l’Académie royale fut d’autant plus sévère : au vu de la large diffusion des portraits historiés, où les dames se faisaient représenter avec des rapaces et dans des négligés choquants, on ne pouvait que prendre les Français « pour une nation de fous[xii] ». Avec l’influence croissante des idées des Lumières, les maximes de cour perdirent peu à peu leur crédit et furent même tournées en dérision – évolution qui se répercuta aussi en définitive sur la conception contemporaine du portrait. Une critique artistique solidement établie et l’émergence de nouveaux modes de représentation plus en adéquation avec les mutations sociales entraînèrent, au cours de la seconde moitié du siècle, le déclin de ce genre si prisé naguère. À l’époque de la Révolution française, en même temps que diminuait la puissance politique de la haute noblesse, s’étiola aussi le goût pour ses formes d’expression culturelles dont les portraits historiés avaient constitué le cœur. La crise que subirent ces images vers la fin de l’Ancien Régime marque par conséquent à la fois un point de départ et un point d’arrivée pour l’examen de leurs fonctions, de leurs propriétés formelles, de leur réception et de leur portée historique.
[i] Anon. [Charles-Nicolas Cochin], « Suite des Mémoires d’une société de Gens de lettres, publiés en l’année 2355 », dans Mercure de France, juillet 1756, t. 2, p. 187.
[ii] Cf. Édouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, 1998, p. 320.
[iii] Cochin, 1756, p. 192-194.
[iv] Sur Cochin, voir Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et l’art des Lumières, Rome, 1993.
[v] Cf. Pommier, 1998, p. 262-263, 281-285 et 313-348.
[vi] Charles-Nicolas Cochin, Recueil de quelques pièces concernant les arts, extraites de plusieurs « Mercures de France », t. 1, Paris, 1757, p. v-vi.
[vii] Cf. Dominique Brême, « Portrait historié et morale du Grand Siècle », dans Visages du Grand Siècle. Le portrait français sous le règne de Louis XIV, éd. par Emmanuel Coquery, cat. exp. Nantes, musée des Beaux-Arts/Toulouse, musée des Augustins, Paris, 1997, p. 91-104, ici p. 97. Sur la tradition antique de ce genre artistique, voir aussi Stephan T.A.M. Mols, Eric M. Moormann et Olivier Hekster, « From Phidias to Constantine : The Portrait Historié in Classical Antiquity », dans Volker Manuth, Rudie van Leeuwen et Jos Koldeweij (éd.), Example or Alter Ego ? Aspects of the Portrait Historié in Western Art from Antiquity to the Present, Turnhout, 2016, p. 19-65.
[viii] Cf. Christophe Losfeld, « Galanterie in Frankreich : Genese und Niedergang eines Verhaltensideals », dans Daniel Fulda (éd.), Galanterie und Frühaufklärung, Halle, 2009, p. 13-50 ; Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, 2008. On trouvera également une introduction à l’histoire de ce terme dans Claude Habib, Galanterie française, Paris, 2006, p. 147-162.
[ix] Sarah Cohen fait des observations analogues dans son étude fondamentale sur l’image du corps dans l’aristocratie française à la fin du xviie et au xviiie siècle. Voir Sarah R. Cohen, Art, Dance, and the Body in French Culture of the Ancien Régime, Cambridge/New York, 2000. Sur la notion d’élite et sur les élites sociales dans la France du xviiie siècle, voir Guy Chaussinand-Nogaret, « De l’aristocratie aux élites », dans id. (éd.), Histoire des élites en France du xvie au xxe siècle. L’honneur, le mérite, l’argent, Paris, 1991, p. 215-315.
[x] Cf. Jan Blanc, « La "hiérarchie des genres". Histoire d’une notion tactique et occasionnelle », dans Frédéric Elsig et al. (éd.), Les Genres picturaux. Genèse, métamorphoses et transpositions, Genève, 2010, p. 135-148.
[xi] Cf. Thomas Kirchner, « Bilder im Konflikt. Positionen der französischen Porträtmalerei im 17. Jahrhundert », dans Eva-Bettina Krems et Sigrid Ruby (éd.), Das Porträt als kulturelle Praxis, Berlin/Munich, 2016, p. 19-31.
[xii] Cochin, 1756, p. 194.