Introduction
par Gérard Wormser

Politique
Barack Obama recevant dans le Bureau ovale. Il n'est pas de symbole plus fort d'une immense victoire politique. Et, ai-je envie d'ajouter, d'une victoire gagnée contre les avocats de l'éthique. Que n'a-t-on entendu médire de la politique quand les avocats d?affaires et les juristes d'entreprise, au nom des conseils d?administration et des actionnaires, réussissaient à imposer les contrats privés, les effets de levier et les chartes internes au détriment des équilibres de gestion ? Le cynisme des équipes représentant les États-Unis après le 11 Septembre invoquait un réarmement moral couvrant les actions combinées des fournisseurs de guerre et des prêteurs sans scrupules. À l'image d'un Colin Powell, finalement rallié à Barack Obama après avoir loyalement servi les présidences des deux Bush, en service commandé pour servir les « preuves » du surarmement irakien aux Nations Unies, c'est sur une faillite de la morale que se fonde la légitimité d'Obama. C'est le sens d'une victoire obtenue en mobilisant une génération lassée des atermoiements qui avaient conduit Gore et Kerry à la défaite : l'insistance de l'équipe de campagne d'Obama sur l'activité internet, sur la multiplicité des dons a greffé un plébiscite sur la posture impeccable d'un candidat annonçant la régénération politique d'une nation mixte, et plus que tout la conscience de ne pas remettre le tiroir-caisse à un homme d'argent. C'est ce qui fait de ce nouveau mandat une immense victoire politique.
     Nous avions tous besoin d'elle. D'un jour à l'autre, les comportements jusqu'ici tolérés deviennent criticables, ainsi que l'indiquent les premiers actes du président. Ordonner la fin des poursuites contre les prisonniers de Guantanamo, rétablir le financement public d'associations soutenant les femmes dans la nécessité d'avorter, affirmer la nécessité de parler avec tous ses ennemis, rappeler la misère des villages du monde et l'histoire des parias, évoquer les sacrifices demandés à tous, c'est renforcer la scénographie washingtonienne qui mobilise la scène créée par l'urbaniste français Pierre Charles l'Enfant dès 1791, soit au lendemain de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 au Champ de Mars parisien. Si le Mémorial de Lincoln où Martin Luther King fit culminer la marche pour les droits civiques symbolise la fin de l'esclavage, le salut de Nelson Mandela relie la nouvelle présidence aux premières abolitions, décrétées sous la Révolution française : la République noire de Haïti symbolise aujourd'hui une part des effets du reniement des promesses révolutionnaires, qui ouvrait la voie aux Planteurs des Caraïbes et du Sud des États-Unis pour écrire dans leur obscène opulence une page sombre de l'histoire du monde : il fallut des Faulkner, des Césaire ou un Édouard Glissant pour l?écrire. Suivant les rituels les plus anciens, le nouveau président s?offre en sacrifice au peuple qu'il représente. Son investiture donne prise sur ses actes à venir autant qu'elle marque une rupture avec les temps antérieurs. Elle invite à juger du nouveau règne par un critère à la portée universelle qui s'applique à l'action de tous les féodaux du royaume. La faillite du moralisme constitue donc la bonne nouvelle de ce début d'année. Pendant quelques temps, les discours culpabilisants n'auront plus de prise.
     Le fiasco issu de la crise des subprimes dépassait depuis un an déjà toutes les possibilités d'un traitement « technique ». Les excès des marchés de produits dérivés, les crédits empoisonnés et la complaisance des autorités de régulation ont permis de constater qu'aucune garantie morale ou spirituelle n'a joué. La spéculation a été alimentée par tous et a entrainé dans ses méandres les caisses de retraites comme les institutions à but non lucratif. Très rares sont les institutions dont l'évaluation interne répond à d'autres critères que les réalisations de court terme. Un marché monte ou baisse en fonction des estimations instantanées : le « consensus » de marché donne leur signification à ces mots magiques : « confiance », « volatilité », « aversion au risque », « secteur défensif », « activité cyclique »... D'où la création de «bulles de croyances» qui viennent nourrir des espoirs de gains excessifs, mais non immédiatement démentis. Ce « retard de la réalité » fonde la possibilité même de spéculer. Mais si les investisseurs se retiraient après avoir obtenu un gain ou étaient systématiquement lessivés après une perte, leur fonction serait très réduite. Un système financier global ne peut engendrer que des gains, encore moins les concéder à quelques uns uniquement. Si la confiance permet au système de fonctionner, le « prêteur en dernier ressort » exerce nécessairement une fonction de répartiteur entre ayant droits ? telle est toute la responsabilité des acteurs publics. Financer la croissance chinoise et des gains de pouvoir d'achat, certes, mais aussi garantir la sécurité des déposants anonymes. Et vérifier que les intermédiaires ne se servent pas en priorité des « retours » indus : quand les produits de couverture servent à spéculer plutôt qu'à contrôler les risques, toute « éthique des affaires » devient une plaisanterie. Chacun sait que l'espoir de gagner dépasse la probabilité réelle : cela n'est pas vrai que pour les loteries. Jamais une équation n'abolira le hasard ? et c'est ce qui fondait pour Hans Jonas, le Principe Responsabilité. Contre l'aventurisme négligeant les effets non prévus, il pose qu'une décision s'examine en fonction du coût potentiel des incertitudes sur ses conséquences et sur notre capacité à réparer nos erreurs. Cela suppose de rompre avec la croyance partagée de pouvoir échapper aux conséquences matérielles de nos myopies. Cette illusion contribue pour beaucoup à l'insécurité générale, sous couvert de progrès, et aussi, de manière collatérale, à la respectabilité durable des intrigants à qui la chance a souri.
     Le développement de la théorie des avantages comparatifs chez Adam Smith et ses contemporains s'est fait dans le cadre d'une philosophie morale : les économistes classiques n'envisageaient pas le profit des uns au détriment de celui des autres, mais une ingénierie réduisant la disparité d'accès à l'aisance matérielle. Réduire la rapacité et les profits d'aubaine en élargissant le nombre des joueurs et en accroissant l'information partagée constituait l?horizon des Libéraux. Leur référence, de surcroit, était liée à la faible durée d'une vie. Qui sacrifierait, pensaient-ils, sa sécurité et la qualité d'une existence à la poursuite effrénée de bénéfices abstraits, qui, passé un certain seuil, n'augmentent pas le bonheur ? Spéculateurs et monopolistes, par-delà leurs dogmes proclamés, se comportent en ennemis du libéralisme. Cela confirme la nécessité des régulations. Mais, comme le signale ici même Saskia Sassen, les actions de long terme supposent des modèles d'hybridation mentale pour surmonter les routines qui nous éloignent de nos propres valeurs. La crise tient à l'excès de confiance dans les automatismes face aux précautions intellectuelles, à la nécessité de se faire une opinion par soi-même et d'agir en vue de l'avenir que nous souhaitons. Comment concevoir une relance par la consommation si les acheteurs potentiels sont tenus par des dettes impossibles ? Sans plus-value immobilière, on conservera une voiture gourmande plutôt que d'acheter un petit modèle, et toute l'économie s'effondre. Obama doit changer le scénario de sortie de crise, substituant des bénéfices collectifs aux dettes individuelles pour stimuler l'économie ! Le cautionnement général des dettes n'a de sens qu'à mesurer ses effets en terme de bien-être collectif, selon un utilitarisme conséquent. Les infrastructures et les emplois du New New Deal n'auront de portée que s'ils préparent un avenir dans l'éducation, le numérique ou les industries vertes, non dans un sauve-qui-peut ouvrant les crédits à des projets d'ancien style restés dans les cartons. L'expérience du numérique nous a montré sa grande portée pour créer de l'innovation fructueuse même à petite échelle. Liant des technologies globales aux préoccupations locales, elle fait adopter des références de qualité élevées dont les effets en chaîne qualifient, par-delà les réalisations même, les personnes qui s'y confrontent : c'est leur portée de généralité. Ici les diplômes ne sont pas tout, la disponibilité, les qualités relationnelles, l'intérêt porté à autrui, la curiosité et les logiques de mutualisation sont à l'œuvre pour créer des dynamiques fortes à échelle humaine : citoyenneté et partage ne sont pas ici des paroles creuses. Une part de la solution tient certainement à une mondialisation en grappe de projets communiquant à échelle humaine.