Dans l'éditorial du précédent numéro, 48-49, intitulé « Continuités et ruptures »1, nous soulignions tout à la fois la poursuite de l’esprit interdisciplinaire de la revue et un changement de forme substantiel. Avec ce volume, nous souhaitons la bienvenue aux lecteurs et aux chercheurs de toutes origines et présentons quelques-unes des nouvelles caractéristiques de la revue.
Le titre de cet éditorial insiste sur l’interdisciplinarité et pourra peut-être sembler entrer en contradiction avec l’origine disciplinaire anthropologique de la revue. Il n’en est rien. C’est justement parce que nous ne prenons pas l’anthropologie comme une « discipline », autrement dit comme un lieu de savoir spécialisé et institutionnalisé, mais comme un espace supra-disciplinaire et parce que Techniques & culture s’attache d’abord aux idées, objets, figurations et façons de faire, en bref, aux techniques, que la revue peut se renouveler. Dans Techniques & culture, le Techniques oblige à faire sauter les cadres et les savoirs alors que le culture maintient une tension, un dialogue constant avec le faire et la matérialité. La technique aide tout bonnement le chercheur à matérialiser et objectiver les rapports humains à la nature ou aux autres.
Si l’anthropologie que nous envisageons renvoie à un ensemble de disciplines et à un horizon de recherches, celui des phénomènes sociaux et culturels, celui des pratiques et des représentations dans le temps et l’espace, et non seulement à l’ethnologie, c’est qu’il importe plus que jamais d’ouvrir les barrières et d’enrichir les questionnements. Ces derniers sont souvent à l’angle mort des sciences humaines et des sciences sociales, à nous de les distinguer, de nous en emparer et de les concrétiser, comme l’ont fait nos prédécesseurs il y a trente ans en créant cet espace d’exposition et de débats. Sans questionnements, sans mise en déséquilibre, difficile de voir et de comprendre. Le déséquilibre permet l’interrogation, le dialogue, la mise en commun et l’intelligence collective.
Sortir des disciplines ne signifie en revanche nullement d’accepter n’importe quel vocabulaire sans contact avec le réel, n’importe quelle certitude ou n’importe quelle relativité naïve du monde désenchanté. Et si tout devient désormais « anthropologique » ou « culturel », peu importe. Les mots de science se laïcisent, entrent dans les médias, circulent dans la rue?; tant mieux, ils vivent leur vie, les scientifiques la leur. L’opposition fictive entre le savant écrivant et le populaire lecteur est accentuée par des mots comme « identité », « communautés », « genre », « dispositifs », « transmission »…, qu’il convient de ne pas prendre tout crus. Il faut au contraire sans cesse les démonter, les redéfinir, les déployer, les expliquer, dire la recherche, « sa recherche » – dans le sens où il n’y a de cognition que située – aux chercheurs d’autres disciplines et plus loin, hors des cercles académiques, dessiner une nouvelle forme, tout à la fois exigeante et lisible par un plus grand nombre.
Avec ce nouveau format de revue, nous faisons cohabiter des idées, des enquêtes, des courants de pensée des plus divers en les entrechoquant les uns les autres, mais en les accrochant à un même thème et dans un format constant. La revue vise aussi à susciter l’ambition, à sortir de l’objet, de la technique, de la culture, du politique, de la parenté, de l’art, comme entités pré-pensées et invite à d’autres mises en relation, d’autres déséquilibres, afin de faire émerger de nouveaux objets de science et de réflexion. Ces objets peuvent faire écho à ceux avec lesquels les hommes vivent de par le monde (machette, bol, couteau, télévision, herbe, prion, route, ordinateur, éclairage électrique, endormissement d’un bébé, écriture, son, fusil mitrailleur, etc.). Ils sont communs, visibles, invisibles, innombrables.
Initier le déséquilibre signifie également revoir quelques habitudes de travail et structurer, à plusieurs, plus fortement encore, des objets d’étude sécants?; soit en en inaugurant des inédits, soit en en revisitant d’anciens à nouveaux frais disciplinaires.
Les thèmes abordés dans ce numéro 50 portent sur « les natures de l’homme », dans le 51 ce seront « les dynamiques culturelles », ou dans les suivants « les approches anglo-saxonnes et francophones comparées des techniques » ou la « précarité et l’habitat ». À chaque livraison, ils permettront de faire un état des connaissances tout autant que d’innover sur un sujet d’actualité de la recherche. L’interdisciplinarité et le lien marqué entre empirie et théorie, ou bien la visée comparative et transculturelle, nous assureront de ne pas nous égarer, nous l’espérons, dans une voie déjà visitée.
Le lecteur l’aura compris, la revue est ouverte sous sa forme papier et sa version électronique en français (http://tc.revues.org) et bientôt en anglais, à toute proposition dès lors qu’elle s’ancre sur une recherche empirique et qu’elle aborde, d’un point de vue particulier (celui de la géographie, la sociologie, la communication, l’histoire, l’archéologie, la linguistique, la psychologie, l’ethnologie, etc.), une ou des relations idéelles ou matérielles des hommes entre eux ou entre eux et la nature – autre façon de dire les techniques.
Cette nouvelle formule se fonde également sur le constat que les hommes en société, les objets en action, ceux que nous étudions pour comprendre comment ils vivent ou ont vécu, sont bien souvent absents ou transformés, en fait très mal « représentés » dans les ouvrages et revues savantes. Une nouvelle graphie, « photographique », s’imposait alors, en dialogue avec les textes. Cette double syntaxe est encore en travail, mais, dès ce numéro, les cadres sont posés?: un format 205 x 255 mm permet l’intégration d’une ou plusieurs images en plus du texte et des légendes, une subdivision en trois rubriques (Thema, Varia, Curiosa), avec un dossier principal sur un thème à chaque fois considéré de différents points de vue disciplinaires, un ensemble de propositions spontanées d’articles, et une partie, plus diverse, qui mêle l’activité critique de la recherche, des annonces et commentaires d’expositions, de conférences et de livres, ainsi qu’une interview d’amateurs ou d’experts sur leur métier à partir d’un « objet-problème ».
La mise au point et la fabrication de ce premier numéro invitent à repenser ce nouvel artisanat numérique dont les formes sont sans cesse à inventer, à bricoler. Les débuts sont toujours plus difficiles qu’on ne l’imagine et je tiens à remercier chaleureusement Marie Herrisé et Carole Le Cloiérec d’avoir su faire face au désordre de la science en action et porter cette nouvelle esthétique fonctionnelle, si peu naturelle. Nous tenons également à remercier nos institutions de tutelle, l’EHESS et le CNRS, et les éditions de la MSH qui nous ont donné, trente ans après, avec enthousiasme, la possibilité de renouveler le dialogue entre chercheurs et amateurs.

Frédéric Joulian

Notes

1. Frédéric Joulian & Robert Cresswell, « Continuités et ruptures. De Techniques & culture à Techniques & cultures », Techniques & culture 48-49?: 5-14, URL?: http://tc.revues.org/document2172.html.